Louisa Hanoune : «La menace du chaos est réelle»

Pour la secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT), la participation aux législatives «dépasse de loin la question des élections». Compte tenu du fait que dans un contexte mondial et régional tendu, le scrutin devient un rendez-vous avec le destin. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle explique la position de son parti et met en garde contre une somalisation du pays… - Vous venez d’annoncer la participation du PT aux prochaines élections législatives, qui vont se tenir dans une situation que vous-même qualifiez de «très dangereuse». Une telle décision ne va-t-elle pas cautionner le système qui est à l’origine des dérives ? Un parti authentique se détermine par rapport à une élection en fonction de la situation politique. C’est précisément parce que la conjoncture est, de notre point de vue, la plus dangereuse depuis l’indépendance que cette décision a été prise. Même durant la guerre contre le terrorisme, l’Etat était soudé, fort et avait pour objectif de préserver le pays et l’unité nationale. Au sein de la société, même s’il y avait des déchirures atroces, la préservation du pays était le dénominateur commun à un moment où le Plan d’ajustement structurel avait, en définitive, prolongé la vie du terrorisme et fragilisé le tissu social. Aujourd’hui, la situation est différente pas seulement en interne, mais aussi à l’international. Nous sommes face à une situation que personne ne pouvait imaginer il y a dix ans. Il y a une tendance à la généralisation de la guerre sociale contre les travailleurs et les peuples sur tous les continents, à commencer par l’Europe et les Etats-Unis, et la guerre contre les pays opprimés comme le nôtre, c’est-à-dire en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie, en Amérique latine et dans une partie de l’Europe de l’Est. En réalité, notre pays se trouve dans un environnement chargé de terrorisme, de contrebande, de trafics mais aussi de convoitises étrangères par l’installation de bases militaires pas seulement américaines, mais aussi européennes. C’est une crise sans précédent. Aucun pays ne peut prétendre être épargné, sauf celui qui a une immunité sociale plus importante que l’immunité politique. D’ailleurs, un régime totalitaire peut durer longtemps s’il s’assure une immunité sociale. Nous l’avons vécu sous Houari Boumediène. Cependant, si sur le plan social il y a une descente en enfer, comme c’est le cas aujourd’hui, le pays perd cette immunité partielle acquise entre 2008 et 2014 — à travers les augmentations de salaires, la création de postes d’emploi, même précaires, au profit des jeunes à travers les dispositifs d’aide mis en place, le logement, etc. — qui a permis d’échapper au pseudo «printemps arabe». La conjugaison de plusieurs facteurs a changé la donne. Sur le plan social, il y a une perte quasi totale de l’immunité et qui se poursuit, de la provocation en permanence ciblant la majorité à travers des décisions ou des lois — comme celle sur la retraite —, la suppression d’emplois dans la Fonction publique, le gel des salaires et l’entrée de plain-pied dans la récession. En même temps, sur le plan politique, le rétrécissement des libertés est devenu intolérable. Devant un tel contexte, deux choix s’imposent : décider d’abandonner le terrain et adopter l’attitude de spectateur, ou alors prendre ses responsabilités et se dire que nous n’avons pas le droit de laisser le pays aller à la dérive sans tenter de le sauver. Un véritable parti politique se positionne en fonction des intérêts du pays. Au PT, nous considérons que ces législatives seront une charnière. Elles ne ressemblent à aucune autre élection depuis l’indépendance. Cette décision a été déterminée par la caractérisation des enjeux du moment. Il y a conjugaison de processus extrêmement dangereux qui menacent le pays d’une «somalisation» certaine. Nous sommes arrivés à la conclusion que le maintien du système, c’est la mort programmée du pays. Il est obsolète et périmé. Il n’est porteur que de violence, de décomposition, de pollution politique et de corruption à grande échelle érigée en système. Dans ces conditions, qu’allons-nous faire si nous ne participons pas au scrutin ? - Dans de telles conditions et avec un tel système, ces élections ne risquent-elles pas de mener le pays vers le chaos ? La menace du chaos est réelle. Les forces de réaction veulent davantage de régression sur le terrain social et des libertés afin de préserver les intérêts d’une infime minorité oligarchique prédatrice, avec laquelle elles ont fait jonction et qui elle aussi a l’intention de se servir des élections pour accaparer le pouvoir politique à la manière du scrutin de 2010 en Egypte, sous le règne de Hosni Moubarak. Toute l’opposition a été écartée parce que les oligarques ont décidé de prendre les centres de décision politiques après avoir accaparé les centres de décision économiques et financiers. - Ne sommes-nous pas déjà dans cette situation ? Pour l’instant, les oligarques sont dans les décisions économiques et financières, mais pas dans les centres politiques. Ces personnes travaillent pour leur intérêt. Elles ont des liens avec l’étranger. Si c’étaient simplement des riches, cela ne poserait pas de problème. Mais celles dont je parle constituent un danger pour la souveraineté du pays. L’enjeu est l’existence même du pays. Allons-nous rester les bras croisés ? La politique est un long processus. Notre parti est né de luttes dans la clandestinité, sur le terrain des revendications démocratiques et sociales. Nous ne sommes pas nés en 2012 ou en 1988. Nous avons une histoire et un lien direct avec la Révolution algérienne depuis 1945. Nous avons boycotté les municipales en 1990, les législatives de 1991 parce que nous sentions le bain de sang. Et le temps nous avait donné raison. Nous nous sommes abstenus en 1995 et retirés des élections communales en 1997à cause de la censure. En, 2012, nous avions décidé de ne participer qu’aux assemblées de wilaya. A chaque fois, c’étaient l’état du pays et les enjeux du moment, mais aussi les intérêts du parti qui dictaient nos décisions. Il ne faut pas se leurrer. Aujourd’hui, un parti seul ne peut contrer un tel cours dévastateur. Il y a des patriotes à tous les niveaux, qui œuvrent dans leur domaine pour préserver le pays. Mais le danger est là parce que dans les orientations et les décisions, nous constatons qu’il n’y a pas de volonté d’arrêter. Par rapport aux élections, sur le plan des libertés, à ce jour, il n’y a aucune garantie. Pour nous, le dispositif n’a pas changé. L’oligarchie a l’intention d’entrer en force pour accaparer la totalité de l’assemblée et les forces de la réaction, veulent prendre aussi leur part, pour imposer davantage de régression et décomposition de l’Etat. Qui va gérer ces élections ? Est-ce un gouvernement neutre ? Est-ce que les partis vont pouvoir introduire des recours, en ce qui concerne ce fichier électoral inexploitable ? Y aura-t-il des décisions par rapport à la jonction entre l’argent et la politique  afin d’empêcher l’«oligarchisation» des institutions de l’Etat ? Le président de la République a-t-il l’intention de préserver le pays en ordonnant des mesures strictes ? Après tout, il est comptable devant la nation et responsable devant les générations futures. Dans des pays comme le nôtre, les élections sont examen périlleux. Pas seulement les présidentielles, mais également les législatives. Les interférences étrangères sont presque systématiques. Raison pour laquelle nous disons que les législatives vont être une charnière. Soit elles seront un rendez-vous avec la recomposition et, de ce fait, constitueront un tournant positif vers l’immunisation du pays sur le terrain politique ; soit seront être un rendez-vous avec le chaos, elles ouvriront la porte à la fraude généralisée et la voie à l’ingérence étrangère. Les aventuriers ne manquent pas et l’exemple nous a été donné lors des événements des 2 et 3 janvier derniers. Nous avons bien étudié la situation politique et estimé n’avoir pas le droit de rester les bras croisés à observer de loin ce qui peut se passer. Nous avons la responsabilité de défendre le pays. Cela dépasse de loin la question des élections. Encore une fois, dans le contexte mondial et régional, nous sommes devant un rendez-vous avec le destin… - Ne craignez-vous pas une abstention massive ? Le risque d’une abstention massive pour sanctionner le régime existe. Dans ce cas, la majorité aura décidé de sanctionner le gouvernement à travers l’abstention. Mais il pourrait se produire le contraire. Les élections sont un état d’esprit. Aujourd’hui, personne ne peut faire de pronostics sur le taux de participation. Partout dans le monde, les élections sont en train d’approfondir les crises ; chez nous aussi, elles peuvent être un facteur d’accélération de la crise du système politique économique et social. La majorité peut décider de s’emparer de ce rendez-vous pour exprimer son rejet total de ce gouvernement et de ce système politique qui a produit des oligarques très dangereux et qui veut pousser la majorité vers la détresse la plus totale. L’année 2016 a permis une décantation politique fabuleuse. Les camps se sont délimités. Celui de la majorité — constitué des travailleurs, de la classe moyenne, des professions libérales, des paysans qui seront anéantis avec la récession — et celui de la minorité des riches qui continuera à pomper les fonds publics. Ces élections pourraient être un facteur d’ordre si la majorité décidait d’exprimer son rejet de ce système, tout en continuant à se battre et à s’organiser pour qu’il n’y ait pas de fraude. Dans ce cas, le scrutin pourrait changer de nature ; ce ne sera plus un processus électoral, mais plutôt un processus politique profond. Que s’est-il passé lors des évènements des 2 et 3 janvier derniers ? L’immunité sociale disparue, les précarités sociales ainsi que les frustrations ont créé les conditions pour la violence. Les aventuriers qui se sont multipliés sont entrés en jeu. Il y a même des forces de l’intérieur et de l’extérieur des institutions qui commencent à bouger. Ce sont des signes qui ne trompent pas. La crise a atteint son paroxysme. Lorsqu’on provoque des citoyens dans des conditions précaires, on prend le risque d’allumer la mèche ; personne ne peut savoir à quel moment et de quelle manière celle-ci prend feu. Il y a une rupture totale. La contre-réforme économique et sociale que les régimes Ben Ali et Moubarak ont mis 40 ans à imposer aux Tunisiens et aux Egyptiens, chez nous on veut l’imposer en trois à quatre ans. Ce n’est pas possible. Tout le monde sait que l’argent existe, mais que le gouvernement préfère puiser dans les poches de la majorité. Ce qui s’est passé les 2 et 3 janvier derniers peut se reproduire à une échelle beaucoup plus importante, parce qu’il y a beaucoup de détresse chez les jeunes et dans les foyers. Ce gouvernement n’anticipe sur rien. Il n’a pas de capacité prospective. C’est un système politique qui aurait dû disparaître en 1988. Il a été replâtré et cela nous a coûté très cher et pourrait nous coûter encore plus cher. Chaque jour qui passe est un facteur de décomposition supplémentaire. L’Etat algérien est gangréné. Une telle violence, malgré le danger du terrorisme, ne peut passer comme ça. Lorsque la quantité se transformera en qualité, personne ne pourra arrêter le mouvement venant d’en bas. Malheureusement, le régime a raté l’occasion de faire une réforme démocratique de l’intérieur. Celle-ci est inéluctable et se fera de l’extérieur. Lorsque les travailleurs cherchent la voie de l’unité, c’est qu’un processus s’est mis en marche. Ce gouvernement ne semble pas prendre conscience de cette colère, alors qu’il sait très bien qu’il y a un projet américain de dépecer l’Algérie à travers une nouvelle vague de «printemps arabes». Au sein du gouvernement, il y a des ministres et des cadres patriotes qui savent que l’enjeu est l’existence même de la nation. J’espère qu’ils pourront influer sur le cours des événements… - Est-ce que ces ministres consciencieux vous ont donné une quelconque garantie en contrepartie de la participation du PT aux élections ? Il y a des personnes, au sein de toutes les institutions de l’Etat, qui résistent. Mais ce n’est pas cette raison qui nous a poussés à participer. Personne, aucune institution militaire ou politique, ne nous a donné une quelconque garantie, ni cette fois-ci ni lors des scrutins précédents. Nous ne baissons pas les bras au premier échec. La démocratie ne se donne pas, elle s’arrache. Le peu d’espace démocratique que nous avons obtenu en 1988 a été arraché au prix de la vie de 500 jeunes et de handicap pour des milliers d’autres. Est-ce que face à autant de danger l’attitude la plus responsable est de rester chez soi ? Non ! Il y va de la préservation de la nation. - N’avez-vous pas peur d’être discrédité par une élection sur laquelle pèsent beaucoup de suspicions ? Franchement nous ne pouvons pas parler de discrédit. La quasi-totalité des partis réels, qui ont une histoire, ont décidé d’aller vers les élections. Quelque part, chacun est conscient de la situation grave et dangereuse que traverse le pays. Nous respectons les partis qui ont décidé de boycotter. La transparence peut s’arracher avec la mobilisation. Personne ne peut prétendre avoir des projections sur l’état d’esprit des Algériens le jour du scrutin ; ils peuvent décider de s’abstenir massivement tout comme ils peuvent aller voter massivement. La campagne électorale est une tribune importante pour le parti. Il y aura la télévision, la radio, les meetings, le travail de proximité, etc. Un parti comme le nôtre ne peut être indifférent envers une question de politique nationale qui concerne le destin du pays. C’est un rendez-vous important et crucial. Il peut ouvrir la voie vers le meilleur comme vers le pire. Nous serons présents pour éviter justement de basculer vers le pire… - Nous sommes à quelques mois des élections et la situation est toujours la même. Il n’y a aucune visibilité ni pour les législatives ni pour la présidentielle de 2019. Qu’en pensez-vous ? Ne parlons pas de 2019 parce que nous ne savons même pas ce qui va se passer le jour des législatives et au lendemain. Espérons que le président de la République fera en sorte que le pays en sorte sain et sauf. Les aventuriers ne manquent pas et ceux qui ont perdu la boussole, au sein des institutions non plus. C’est vrai, durant le dernier trimestre de 2016, il y avait quelques frémissements qui indiquaient une volonté de corriger les aspects les plus dangereux, les plus sensibles, une volonté de changement presque palpable. Tout le monde l’a senti. Cela devait être suivi par d’autres décisions. Mais apparemment, l’engrenage s’est arrêté. Les mêmes tensions reviennent. Des ministres qui se contredisent et se télescopent, etc. Qui gérera les élections ? Un Premier ministre issu du FLN. Nous sommes à trois mois seulement du scrutin et rien n’a changé. Est-ce qu’il y a une volonté pour que ces élections marquent une rupture avec les pratiques du parti unique et les pratiques mafieuses ? La question reste posée. Nous avons interpellé le Président parce qu’il est comptable devant la nation. Hélas, nous ne sommes pas dans cette Algérie prospère et sereine  qu’il avait promis de laisser aux Algériens. - Croyez-vous à la neutralité de l’armée ? Ce sera une décision politique tout comme d’ailleurs pour l’administration, qui est acteur de la fraude. Nous avons toujours dénoncé ces instructions qu’on donnait pour les double, triple, voire quadruple votes des militaires. Pour éviter cette démarche centrale, il faut que le président de la République, en tant que chef des forces armées et ministre de la Défense nationale, mette en place des mécanismes de vérification à travers le fichier électoral national. Mais si on nous donne un fichier par wilaya, de surcroit inexploitable ou totalement tronqué, la vérification reste impossible. Le problème est là. Le fichier qu’on nous a remis est une insulte. Ce n’est pas la question de la démocratie qui est mise en cause, mais la pérennité du pays. L’ANP doit permettre à ses troupes de voter comme tous les Algériens.

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