Mohamed Boudiaf : Quand Ben Bella s’acharne contre Si Tayeb El Watani

A l’occasion du 25e anniversaire de son assassinat, El Watan Week-end a choisi de revenir sur un épisode peu connu de la vie de Mohamed Boudiaf. Vendredi 21 juin 1963. Midi. Pont d’Hydra. Un homme filiforme, habillé d’un complet veston, marche à petits pas. Deux individus à la mine patibulaire l’accostent. Bref échange. L’homme est embarqué dans la Peugeot 404 garée sur cette route. Mohamed Boudiaf vient d’être enlevé par le commando du président Ahmed Ben Bella. Dans son livre Où va l’Algérie, il en donne le signalement : l’un des agents dénommé Mohamed S., quinquagénaire, est un ex-agent zélé de la police des renseignements généraux et de la DST à Alger où il a sévi lors des événements de mai 1945 et de l’arraisonnement de l’avion des Cinq en octobre 1956. Le second agent, «plus replet et aux gestes brusques», est un «militant» «parfaitement imbu de son rôle et pénétré de son importance policière». Demandant à Boudiaf de se mettre à leur disposition au nom de la SM, ils l’embarquent dans la berline qui démarre en trombe. Itinéraire : la colonne Voirol, chemin Beaurepaire, clinique des Orangers et arrivée dans une villa «fleurie» des environs. Boudiaf, extrêmement fatigué, est fouillé «des pieds à la tête». Mais aucun des agents ne lui explique les raisons de son arrestation et qui en sont les commanditaires. Il décide alors d’entamer une grève de la faim. «Kidnappé dans le plus grand secret, emmené dans une villa inhabitée sans explication, je ne peux que trouver une allure macabre à toute cette aventure», écrit le «séquestré» dans ce qui devient son journal, qu’il entame le jour même de son interpellation. Durant quatre jours, Boudiaf, qui a été arrêté une première fois une année plus tôt à M’sila (30 juillet 1962), où il est parti dans sa famille des Ouled Madi, cherche désespérément à «communiquer avec les villas voisines, sans résultat». Il décide alors d’écrire à l’«autorité mystérieuse» qui a ordonné son enlèvement. Le lundi, il est embarqué en voiture vers le siège de la gendarmerie (actuellement groupement de gendarmerie d’Alger, Bab J’did). Entouré à son arrivée à la caserne par une dizaine de gendarmes, mitraillettes au poing, «un peu curieux, un peu fébriles», il reconnaît leur chef, le colonel Ahmed Bencherif, qui lui dit, pince-sans-rire, que la chambre qui lui est réservée dans cette caserne coloniale vaut mieux que celle de la prison de la Santé où il était détenu. Compagnons couards Chez les Boudiaf et les militants du Parti de la révolution socialiste (PRS), créé en septembre 1962, c’est la stupéfaction et la rage. «Le problème, c’est qu’on ne savait pas s’il était vivant ou mort. On pensait qu’il était fini et qu’il allait être exécuté», raconte à El Watan Week-end Nacer Boudiaf, âgé à l’époque de 8 ans. Rencontrant leur père pour la première fois une année seulement auparavant, Nacer et sa fratrie (Kheireddine, Fella et Samia) le voient disparaître à nouveau. L’oncle Aïssa décide d’aller à la police d’Hydra où les agents «ont nié être au courant de cette affaire». Le frère prend alors l’initiative d’entrer en contact avec certains compagnons de l’ancien coordonnateur du FLN. «Mehri m’a promis d’intercéder en sa faveur auprès de Boumediène. Mais il ne fait rien. Je suis entré en contact avec Bitat. Après un moment d’attente devant sa maison à la rue Bachir Ibrahimi (El Biar), il me reçoit dans le jardin tout en jetant des coups d’œil à droite et à gauche comme s’il y avait des yeux pour le guetter», signale Aïssa dans un entretien à El Khabar hebdo. Le PRS publie dans l’après-midi de l’arrestation un communiqué. L’alerte a été donnée par Rachid Krim, «le fils spirituel de Boudiaf et son chef de cabinet en 1992», actuellement à Paris. L’arrestation de Boudiaf par le président Ben Bella a marqué le clan. «J’ai un oncle, Moussa, actuellement décédé. Il était le premier ambassadeur de l’Algérie à Genève. C’est un ancien militant qui s’est retiré après le kidnapping de Boudiaf par les sbires de Ben Bella», témoigne Nacer, amer. Le pouvoir décide de faire évacuer d’Alger l’encombrant opposant. Le 26 juin, Boudiaf, embastillé dans la caserne de la Haute-Casbah, est réveillé à quatre heures du matin pour être emmené à l’aérodrome de Chéraga, où l’hélicoptère prend l’air en direction de Oued Norson. A bord, il est rejoint par d’autres militants, eux aussi arrêtés par les hommes de Ben Bella : Ali Allouache, ancien porte-parole de la wilaya IV, Moussa Kebaïli et Mohand Akli Benyounes, dit Daniel, anciens de la Fédération de France du FLN. Arrivé à Oued Norson, le groupe est embarqué à bord de voitures légères en direction de Sidi Bel Abbès, Saïda, Mecheria, Aïn Safra et Beni Ounif. Complètement éreintés par un voyage de mille kilomètres, Boudiaf et ses compagnons arrivent à Colomb Béchar à la tombée de la nuit. Tsabit : détenus dans une école désaffectée «Je suis épuisé après ce long voyage, survenu au sixième jour de ma grève de la faim, je décide d’interrompre mon jeûne, croyant candidement qu’à Colomb Béchar le régime politique va nous être appliqué et que nous pourrons engager une grève dans de meilleures conditions», fait remarquer Boudiaf, qui décide d’écrire une lettre au colonel, commandant de la Région militaire. Le 4 juillet, les séquestrés seront dirigés plus au sud où, leur dit-on, ils seront «plus à l’aise» ! Ils seront transbahutés dans d’énormes camions Berliet vers le camp Colonel Lotfi, à Tsabit, localité située à 65 km au nord de la ville d’Adrar, capitale du Touat. La chambre réservée aux prisonniers dans ce qui fut probablement une école de construction récente est trop exiguë : 5 mètres sur trois. Là, dans la caserne Lotfi, Boudiaf arrive à «dialoguer en imagination» avec le colonel, de son nom d’état civil, Ben Ali Boudghène, mort au combat à Béchar avec des dizaines de ses compagnons. «Ce héros, nous ne le renierons pas ! Nous n’abandonnons pas la lutte pour que notre peuple soit le seul maître de son destin», écrit Boudiaf dans son journal en date du 8 juillet. Souffrant des conditions de détention — chaleur suffocante (60°), manque de nourriture —, mais ne subissant pas de sévices particuliers (Aïssa Boudiaf évoque des tortures dans son témoignage), le groupe entame à partir du 15 juillet une grève de la faim. Entre-temps, le pouvoir a décidé de communiquer sur les détenus du Touat. N’indiquant pas où il été interpellé et par quel service, le ministre de la Justice, Amar Bentoumi, a admis en conférence de presse que Boudiaf avait été «appréhendé vendredi 21 juin 1963 en fin de matinée alors qu’il sortait de chez lui». Dans le discours prononcé au Caroubier (Alger), à l’occasion de l’indépendance, le président Ben Bella a «brodé, précise Boudiaf, sur le thème du complot aux ramifications lointaines». Le raïs reprend, en employant sa rhétorique habituelle, les mêmes accusations lors d’une tournée dans le Constantinois. «Ces derniers temps, nous avons arrêté cinq personnes qui ont traité avec le gouvernement français et avec le colonialisme pour instaurer un climat à la Tshombé», signale-t-il. Interrogé par le journaliste français de la RTF (Cinq colonnes à la Une), Georges De Caunes, Ben Bella reconnaît : «Oui, Boudiaf a été arrêté parce qu’il avait des agissements que j’estime dangereux». Il parle aussi d’un complot fomenté par son ancien codétenu du château d’Aulnoy avec la complicité du Ppésident Bourguiba. Face à ces accusations, aucune réaction indignée des compagnons de Boudiaf. Exceptée celle de Hocine Aït Ahmed qui a interpellé Ben Bella à l’Assemblée. L’ancien capitaine de l’ALN Si El Hafidh Yaha parle dans ses mémoires (FFS contre dictature, Koukou) d’une entrevue entre Aït Ahmed et le raïs lors d’une réception organisée en l’honneur de son ami Fethi Dib, responsable des moukhabarat égyptien, et proche de Gamal Abdel Nasser. Le défunt président du FFS rapporte à Yaha la réaction de son interlocuteur : «Ben Bella est buté. Il est décidé à continuer dans sa politique de répression et d’arrestations. Il m’a dit que toute personne qui s’opposera à lui ira les rejoindre en prison». Les prisonniers, détenus dans des conditions difficiles à l’extrême-sud du pays, dénoncent l’aveuglement d’un pouvoir «pré-dictatorial» : ni procès ni même d’interrogatoires dans les lieux où ils sont détenus. «Depuis notre enlèvement, aucun de nous n’a été interrogé. Nous ne savons même pas ce qu’on nous reproche. La vérité est ailleurs : il s’agit d’une basse vengeance personnelle, inspirée par la peur panique devant la montée du mécontentement populaire», estime Tayeb El Watani, dont les activités (entretien à la veille de son arrestation avec le journaliste Paul Marie de la Gorce) dérangeaient le locataire de la Villa-Joly. Petite concession : un poste radio qui leur permet de suivre et de commenter l’actualité. Boudiaf en fait état dans son journal : discours populistes de Ben Bella, démission de Ferhat Abbès de la présidence de l’Assemblée, crise du FFS, conflit avec le Maroc, etc.   Remontée vers le Nord Après une vingtaine de jours passés à Tsabit, Boudiaf et ses compagnons, toujours en grève de la faim, sont emmenés par avion à Béchar, avant d’être transférés à Saïda par Beni Ounif (même itinéraire que le premier). Là, ils seront détenus dans la caserne de gendarmerie de la ville des Eaux, où des médecins dépêchés d’Oran tentent de les persuader de cesser leur grève. Refus. «Rien de nouveau et la grève continue. Mes compagnons sont aussi fatigués et traînent leur faim et leur mauvaise humeur, n’espérant plus rien». Saïda, 7 août. Hospitalisation après aggravation de la situation des détenus. Le groupe décide, le 15 août, d’arrêter sa grève de la faim qui a duré 32 jours «pour reprendre des forces en vue d’une autre action». Conséquence fâcheuse de l’action : ils ont perdu chacun au moins une quinzaine de kilos. «J’ai demandé une bascule pour avoir une idée de mon poids. J’ai été moi-même étonné de la perte de 18 kilos, de 69-70 kilos, mon poids normal, je ne pèse plus que 51 kilos. Mes deux autres compagnons (Kebaïli a été libéré, ndlr) en sont au même point de faiblesse ; l’un et l’autre ont perdu en moyenne 15 kilos. Nous sommes devenus de véritables squelettes désarticulés, incapables du plus petit effort.» 13 août. Boudiaf réussit à envoyer des lettres, l’une à sa femme et l’autre à son frère, pour mettre à nu «les mensonges des déclarations gouvernementales». Agée de 33 ans, sa femme sera elle aussi internée et ne sera libérée qu’après l’intervention de Sellami Zohra, M’silie et future épouse de Ben Bella, explique Nacer. Les autorités qui ont évoqué un accord avec l’opposition ont décidé de libérer en novembre Boudiaf et ses compagnons, rejoints plus tôt par Salah Boubnider, dit Sawt El Arab. Partis à Sidi Bel Abbès, ils se retrouveront à la caserne de gendarmerie de Bab J’did, après une autre grève de la faim (44 jours pour Boudiaf, après près de 5 mois de détention). 15 novembre. Il est 21h30 quand Boudiaf est ramené chez lui «à la surprise de (sa) famille qui ne s’attendait pas à (le) revoir de sitôt». «C’est ainsi que je recouvris la liberté, de la même façon qu’une certaine matinée du 21 juin, je l’avais perdue», s’étonne-t-il. L’inénarrable journaliste, alors correspondant du Monde à Alger, Jean-François Kahn, décrit le mieux l’état d’esprit de l’ancien détenu de Tsabit : «Fidèle à son personnage, dur et tranchant, le même éclat dans le regard et les mains nerveuses, tel est apparu M. Mohamed Boudiaf à sa sortie de prison. Apparemment peu affecté par sa détention, mais légèrement amaigri, l’ancien prisonnier d’Aulnoy s’est tout de suite replongé dans son élément.»

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