Début février, deux autres tailleurs de pierres atteints de silicose ont perdu la vie à T’Kout. Depuis, plusieurs manifestations ont été organisées pour demander l’achèvement des travaux de l’hôpital, attendu par la population depuis plus de huit ans. Plus de mille malades atteints de silicose attendent les soins. 170 autres sont déjà décédés de cette maladie meurtrière… C’est la consternation à T’kout, daïra située à 95 kilomètres du chef-lieu de la wilaya de Batna, où les habitants continuent à mourir de la silicose (maladie qui détruit les alvéoles pulmonaires et qui rend la respiration difficile, ndlr). Dans cette région connue pour ses tailleurs de pierres, plus de 170 artisans ont déjà perdu la vie à cause de cette maladie. Spécialistes de la roche siliceuse destinée à la construction et la décoration extérieure des maisons, les T’koutis continuent à perpétuer ce métier malgré les risques qu’ils encourent. Début février, deux autres tailleurs de pierres sont venus allonger la liste des victimes de la silicose. Il s’agit de Smaïl Boubkeur, 46 ans, père de trois enfants, et de Adel Bendjrafa, 37 ans, célibataire. Joint par téléphone, le Dr Cherif Rahmani, le médecin qui a fait éclater l’affaire en 2007 et qui a alerté l’opinion publique sur le danger que représente la silicose, explique que «c’est la poussière inhalée engendrée par l’opération de taillage des roches siliceuses par les tronçonneuses qui génère cette maladie». «La silicose est à 85% due à la poussière des roches siliceuses et à 15% des bribes des scies qu’ils utilisent pour le taillage», énonce-t-il. Ce n’est pas tout, car le médecin assure qu’«il n’existe aucun moyen possible pour lutter contre la silice et que cette dernière est meurtrière». Selon lui, «seules les mesures de protection peuvent être salvatrices, mais pas à l’échelle individuelle, car les entreprises ne peuvent pas toutes investir dans des chambres d’aspiration de la poussière qui leur reviennent très cher». Amazighe «Les particules de poussière ultramicroscopique s’accrochent aux parois des alvéoles pulmonaires et les détruisent complètement. Ces dernières ne peuvent malheureusement pas se régénérer. A la longue, l’individu atteint ne peut plus respirer. Les gens qui travaillent la pierre ne se conforment à aucune norme de protection. Le problème est que nous avons environ 300 personnes qui ont déjà exercé ce métier dans ces conditions. Ce sont eux qui continuent à mourir. Le fait de ne pas disposer de traitement pose problème, surtout sur le plan émotionnel. Nous ne pouvons pas leur dire que leur vie est perdue, mais c’est pourtant le cas. Nous ne pouvons pas arrêter la mort. Un organe détruit ne peut être récupéré», regrette-t-il amèrement. A T’kout, la disparition de Smaïl et Adel a réveillé les vieux démons dans cette région connue aussi pour ses combats pour la démocratie et la culture amazighes en Algérie. Depuis, plusieurs manifestations, dont un sit-in, ont été organisés. Devant «le mutisme» des responsables, les habitants ont même recouru pendant une demi-journée à la fermeture de la route vers Taghit, lieu de déclenchement de la Guerre de Libération, à une dizaine de kilomètres de T’kout, ne laissant passer que les médecins et les malades. Mais jusque-là, «aucun signe fort n’a été envoyé par l’Etat». «Seuls les gendarmes et le chef de la daïra de T’kout ont fait le déplacement pour nous rencontrer. Mais aucune décision n’a été prise. Personne ne veut, en réalité, prendre ses responsabilités pour changer les choses», s’indigne Azeddine Achoura, 39 ans, l’un des meneurs du mouvement. «Où est donc l’hôpital promis ?» scandaient les habitants ce jour-là. En chantier depuis 2009, cet hôpital construit à l’entrée de T’kout, établissement qui devait accueillir, entre autres, les malades atteints de silicose, n’est toujours pas achevé. Affaiblis par la maladie, les tailleurs de pierres atteints de silicose sont souvent transférés en urgence vers Arris à 35 km, Batna à 95 km, ou carrément vers la wilaya voisine, Biskra, à 75 km, «alors que T’kout est une daïra qui devait avoir son propre hôpital», insite le Dr Rahmani. Les malades atteints de silicose ne sont pas les seuls à pâtir de cette situation, car même les patients qui ont d’autres maladies font le même voyage. Ici, se soigner est un véritable combat. Abdelmalek Sellal, ainsi que son ministre de la Santé, Abdelmalek Boudiaf, ont pourtant prévu, lors de leurs dernières visites dans la région en 2016, l’ouverture de cet hôpital au début de janvier 2017. «Mais les deux hauts responsables de l’Etat n’ont finalement pas tenu leurs promesses», regrettent les habitants qui confient que «les travaux ont cessé depuis longtemps et n’ont repris que pendant les visites officielles». DSP Entre-temps, les malades continuent à souffrir des déplacements épuisants. D’autres meurent dans le silence et l’indifférence de l’Etat. Ici, la mémoire se joint aux remords, car les gens pensent qu’«ils n’ont pas assez fait pour venir en aide aux malades, malgré toutes les actions et manifestations menées depuis plus de dix ans», raison pour laquelle ils ont décidé de «ne plus faire marche arrière». «Nous n’allons pas nous arrêter. Nous allons continuer nos actions jusqu’à l’achèvement des travaux dans cet hôpital», confie Abdelbaki Kaabachi, 38 ans, l’un des meneurs du mouvement et tailleur de pierres qui accumule à lui seul 15 ans d’expérience. Afin de connaître les raisons du blocage, nous nous sommes rendus au chef-lieu de la wilaya de Batna pour rencontrer le directeur de la santé de proximité (DSP) et nous informer de l’avancée des travaux. Ayant été reçus par un médecin, cadre de la direction, ce dernier nous a expliqué qu’«il ne nous serait pas possible d’avoir une entrevue avec le DSP». Selon lui, «ce dernier était en déplacement pour une inspection générale des conseils d’administration des établissements de santé que compte la wilaya». Le même cadre nous a assuré que la mission du DSP pouvait prendre plus d’une semaine, ce qui a rendu impossible la rencontre ou même d’avoir une conversation téléphonique avec lui. Nous sommes donc retournés bredouilles à T’kout, sans explication quant aux raisons qui ont mené à l’arrêt des travaux ou presque… car les habitants ici ont leur version qu’ils tiennent eux aussi à faire connaître. «En 2014, nous avons manifesté afin qu’on nous affecte une ambulance pour pouvoir transporter nos malades vers les autres établissements des villes voisines. Au lieu de répondre favorablement à nos doléances, le DSP nous a conseillé de cotiser pour pouvoir nous en offrir une. Ce n’est qu’après avoir envoyé un rapport détaillé au ministre de la Santé la même année que nous avons pu avoir un vieux véhicule. Il faut savoir que nous ramenions les bouteilles à oxygène à l’aide du camion poubelle de la mairie. Pire, quand nous lui avons demandé cette fois-ci des explications sur le retard constaté dans l’avancée des travaux de l’hôpital, le DSP nous a dit qu’il n’y a pas de liquidités dans les banques. Il nous a répondu en ces termes : ‘‘Mettez votre argent dans les banques pour pouvoir payer les entrepreneurs’’», témoigne Abdelbaki Kaabache. Les habitants expliquent qu’il ne reste des travaux que le mur de clôture et l’assainissement. Selon leurs déclarations, «les quatre entrepreneurs chargés du projet n’ont pas été payés pour les parties déjà réalisées, ce qui les a poussés à arrêter les travaux». «Quand le DSP était venu pour nous voir il y a deux semaines, il avait ramené avec lui l’un des quatre entrepreneurs afin de réussir à nous calmer. Mais ce dernier, gêné, a quand même tenu à nous prévenir. Il nous a clairement dit qu’il n’a reçu qu’une facture sur les quatre qu’on lui doit et qu’il n’a touché qu’un huitième de son dû, histoire de nous faire comprendre que nous ne devrons rien lui reprocher s’il décide d’arrêter les travaux», explique Azeddine Achoura. Nous avons tenté à maintes reprises de prendre attache avec le chargé de communication du ministère de la Santé, en vain, sa secrétaire nous avait pourtant promis qu’il nous rappellerait. A ce jour, nous n’avons eu aucun écho. Tabou A T’kout, chaque famille compte parmi les siens une victime de la silicose. Environ 1% de la population est décédé suite à cette maladie et 5% sont atteints de la silicose jusqu’à ce jour. Mais il nous a été difficile de rencontrer les malades ou les familles concernées. Abdelbaki Chaabane explique que ces derniers «ne voient aucun intérêt» à donner d’autres interviews aux journalistes après les centaines qu’ils ont déjà accordées aux médias locaux et étrangers depuis plus de dix ans. «Les habitants sont fatigués, car ils voient que leur situation ne change pas, regrette-t-il. De plus, la silicose est devenue presque un sujet tabou ici. Tout le monde a perdu un proche ou un ami. Ils ne veulent pas forcément s’en rappeler.» Avec sa voix presque inaudible, Salim Lounici, 32 ans, est le seul souffrant de la silicose qui a accepté de nous recevoir chez lui. Allongé sur son lit à longueur de journée, Salim, qui a aujourd’hui des difficultés à respirer, avait du mal à nous parler. Comme s’il bégayait, tout en suffoquant, il respire de jour comme de nuit à l’aide d’une bouteille à oxygène qui dépasse un mètre de hauteur qu’il garde soigneusement près de son lit. Pour le Dr Cherif Rahmani, «Salim est dans un état très critique». Lui-même le sait, mais il a accepté tout de même de nous raconter avec beaucoup de courage son histoire douloureuse avec la silicose. «J’ai commencé le taillage des pierres lors des vacances d’été. J’étais en terminale. Après avoir échoué au bac, j’ai décidé de ne faire que ça. J’ai travaillé pendant 4 ans et j’ai décidé d’arrêter en 2009. Je me suis donc mis à faire du sport, mais j’ai commencé soudainement à tousser. J’ai cru que c’était une simple grippe. Mais il s’est avéré en fin de compte que c’était la silicose. En 2013, mon état s’est aggravé. Depuis 4 mois, c’est devenu difficile pour moi de respirer. Je ne peux pas le faire aujourd’hui sans l’aide de la bouteille à oxygène. Je souffre vraiment», témoigne Salim. Aïeux Il faut savoir, comme le rappellent les tailleurs eux-mêmes, qu’il y a trois méthodes connues dans le métier. «Les tailleurs de pierres utilisaient les marteaux, mais cette méthode est révolue depuis la découverte des tronçonneuses dans les années 2000. Ces dernières sont plus rapides et rentables, mais ce sont elles qui nous ont causé tout ce malheur et conduit à la mort de nos camarades. Depuis quelques années, beaucoup d’entrepreneurs utilisent les machines à eau qui empêchent que la poussière se propage. Malgré toutes les précautions prises, nous continuons encore à perdre les tailleurs de pierres, car ce n’est pas tout le monde qui peut se les procurer. C’est regrettable», témoigne Chaabane Medaghemi, 27 ans, tailleur de pierres depuis plus de neuf ans. Chaabane a donc commencé le métier très jeune, à l’âge de 19 ans. Il avoue qu’«il ne souhaite pas s’arrêter pour l’instant, malgré le risque qu’il encourt». Selon lui, «la situation socio-économique à T’kout n’est pas favorable pour changer de métier», un avis partagé par plusieurs habitants ici. «Il n’y a aucun investissement dans notre région et aucune autre opportunité de travail. Ici, vous n’avez pas le choix. Soit vous taillez la pierre, soit vous sombrez dans le chômage», se défend-il. D’autres considèrent ce métier comme un art légué par leurs aïeux. C’est le cas de Faouzi Messarhi, 39 ans, père de cinq enfants, rencontré sur un chantier du centre-ville de Batna, qui accumule à lui seul 15 ans d’expérience. Pour lui, il n’est pas question d’abandonner le métier. «Au contraire, continuer à le faire est un acte militant», précise-t-il. Même argument utilisé par Abdelbaki Kaabachi et tant d’autres artisans rencontrés à T’kout. Abdelbaki et Faouzi pensent que leurs corps ne présentent aucun symptôme de la silicose. D’autres passent régulièrement des visites médicales afin de s’assurer de leur santé. Mais beaucoup les prennent aussi pour exemple, car les autres tailleurs de pierres se demandent comment «ils n’ont pas été atteints par la silicose, malgré toutes les années qu’ils ont accumulées dans le métier», explique Abdelbaki. Dans de telles régions pauvres, le facteur argent n’est pas à ignorer. Chaabane Medaghemi assure qu’«il gagne jusqu’à 450 da sur un mètre linéaire de pierre taillée et 300 da sur un mètre linéaire construit». Sauf que le Dr Cherif Rahmani est convaincu de tout le contraire. Pour cet ancien militant de la cause amazighe et médecin originaire de T’kout qui a passé 32 ans de sa vie à militer contre cette maladie, il ne faut absolument pas s’en approcher. «Vous bossez dans la roche siliceuse, vous mourez», prévient-il. Association Iwan Entre l’insistance des uns à garder le métier en l’absence d’alternatives, et l’ignorance des autres quant aux conséquences réelles et des raisons qui conduisent à la silicose, beaucoup de solutions ont été proposées ou soumises par correspondance aux autorités locales et aux membres du gouvernement. «Nous souhaitons avant tout la mise en service de l’hôpital de T’kout. A long terme, nous pensons qu’il faut créer de nouvelles alternatives. Il faut encourager l’investissement et l’élargir à d’autres secteurs et surtout renforcer le développement local à T’kout afin d’inciter les gens à abandonner ce métier», insiste Azeddine Achoura. D’autres, comme Faouzi Messarhi, proposent d’investir dans des machines qui répondent aux normes de sécurité. Il avoue qu’«il a proposé le projet d’achat d’une machine de taillage de pierres sécurisée à la Cnac et qui ne présente aucun risque, mais le projet lui a été refusé». Entre-temps, beaucoup attendent l’hôpital. Parmi eux, Salim, qui souffre énormément dans ses déplacements vers Arris, Batna ou Biskra. Pour rappel, l’hôpital n’est pas prévu uniquement pour les malades atteints de silicose. D’autres l’attendent aussi à T’kout. Le Dr Cherif Rahmani se souvient d’une femme âgée de 76 ans, originaire de T’kout, qu’il avait accueillie dans son cabinet à Batna. Le médecin l’a orientée vers son confrère de Biskra, mais il a été informé que la vieille dame était décédée en cours de route. «L’hôpital de T’kout est une revendication citoyenne inhérente à tous les habitants», rappelle-t-il. Les habitants de T’kout gardent en mémoire tous les décès liés à la silicose. Ils ont même une liste établie avec les noms, les dates de naissance et les dates de décès. Le premier s’appelait Ahmed Goumri, décédé à l’âge de 48 ans en 2001, laissant derrière lui six enfants. Mais l’un des artisans décédés qui a le plus marqué les esprits dans la région est Salah Lounici, centième sur la liste, tailleur de pierres et artiste engagé dans la cause amazighe. Salah Lounici avait enregistré son premier et dernier album en 2012 alors qu’il était malade de la silicose. Intitulé Tazerout, qui veut dire «pierre», une chanson dans laquelle il s’adressait à la roche siliceuse. Salah Lounici est décédé une année plus tard, le 8 mai 2013, à l’âge de 34 ans. Mais la relève est là. Un autre groupe, Iwan, est né dans la région et est composé de jeunes artistes, dont Fayçal et Nesrine. Politisés, ces jeunes chantent la démocratie, les valeurs de gauche et la cause amazighe sous des rythmes acoustiques universels. Actuellement, ils composent beaucoup avec le groupe avant-gardiste Debza. D’ailleurs, Iwan et Debza ont donné rendez-vous à leur public le 28 février dernier à T’kout. La soirée artistique avait pour objectif, souligne Iwan, la solidarité avec les malades et en soutien à la revendication de l’achèvement des travaux à l’hôpital.
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