«Daech est un allié objectif du régime syrien»

La bataille-évacuation d’Alep-Est a marqué une étape décisive dans le drame syrien. Mais signe-t-elle la fin d’un conflit meurtrier qui dure depuis plus de cinq ans ? Pas si sûr.  «Il me semble qu’elle ne marquera pas la fin de la guerre. La fin de la guerre ne sera pas imposée par une action militaire malgré les apparences. Elle aura besoin d’un processus politique sous n’importe quelle forme», analyse le politologue syrien, Salam Kawakibi. - La ville d’Alep a vécu le martyre durant des semaines. Le régime de Bachar Al Assad parle de victoire. Que s’est-il passé réellement dans cette ville ? La ville d’Alep, notamment sa partie Est, après avoir vécu une période propice de manifestations pacifiques comme dans l’ensemble du pays à partir de mars 2011, vivait depuis 2012, année où le mouvement protestataire s’est militarisé, un calvaire à tous les niveaux : tous les centres névralgiques (centres médicaux, écoles et boulangeries) étaient les cibles privilégiées des barils de TNT largués par les hélicoptères de l’armée. Ainsi, la région est de la ville était en grande partie encerclée par les troupes loyales épaulées par des milices confessionnelles venues d’Irak, d’Iran, du Liban et d’ailleurs. Sa partie ouest était aussi sporadiquement la cible de tirs de mortiers venant de l’Est en signe de détresse, mais qui causaient aussi des dégâts au sein de la population civile. Cette situation n’a fait qu’aggraver la fissure sociale longuement et minutieusement travaillée par le régime en application de la règle coloniale : «diviser pour mieux régner». Depuis l’intervention russe en septembre 2015, la partie est de la ville est devenue la cible d’un tapis de bombes aériennes. Une méthode russe déjà expérimentée en Tchétchénie dans les années 1999 et 2000. A partir de septembre 2016, le siège était étanche. Juste en chiffres pour illustrer : la population d’Alep Est comptait 1,7 million en 2012, en septembre 2016, elle était de 275 000, et zéro ou presque fin décembre 2016. La déportation de la population civile qui a été organisée «grâce» à une trêve imposée par les Russes enregistre une première dans l’histoire moderne : déplacement et remplacement d’une population sous le regard bienveillant ou indifférent de ladite communauté internationale. - La bataille d’Alep marque-t-elle la fin de la guerre ou annonce-t-elle une autre étape dans la tragédie syrienne ? Il me semble qu’elle ne marquera pas la fin de la guerre. La fin de la guerre ne sera pas imposée par une action militaire malgré les apparences. Elle aura besoin d’un processus politique sous n’importe quelle forme. Les Russes en sont conscients. Même s’ils ont appliqué la manière forte et destructrice, ils savent que pour échapper à un bourbier à l’afghane, il leur faut une solution politique. En attendant, la destruction massive se déplace d’Alep à Idlib (nord-est), qui est l’un des derniers bastions de l’opposition armée. De plus, il y a une forte concentration de djihadistes, ce qui n’était pas le cas à Alep. Donc, la destruction d’Idlib sera plus «légitime» après la tuerie d’Alep. Une guerre de guérilla risque de remplacer les confrontations urbaines. Les rebelles, qui ont été forcés à quitter leurs villes, pencheront vers plus de radicalisation, si une solution politique juste n’est pas à l’ordre du jour au plus vite. - Etes-vous de l’avis de ceux qui pensent que c’est la Russie qui fixe les règles du jeu à la communauté internationale dans le conflit syrien ? En partie, mais il ne faut pas oublier l’Iran qui est fortement présent sur le terrain syrien par le biais de ses gardiens de la révolution et les différentes milices qui travaillent sous ses ordres (Hizb Allah du Liban, Noujaba d’Irak, les Fatemiyoun d’Afghanistan, etc.). Cependant, la Russie impose sa solution «finale» sur une communauté internationale complètement absente. Elle a, depuis septembre 2015, concentré ses frappes (93%) sur les rebelles modérés en évitant Daech et Al Nosra, afin de créer une équation zéro : le régime de Damas ou Daech. Le choix est vite fait au sein de la communauté internationale. Donc, il faut éliminer les autres alternatives (modérées). C’est une stratégie qui a partiellement fonctionné. Depuis que Barack Obama avait tourné la page des «lignes rouges» au lendemain du massacre à l’arme chimique en août 2013, la Russie a très bien compris que la voie est ouverte pour qu’elle traite ou sous-traite le dossier syrien. Ce sont les Russes qui ont trouvé la sortie de la crise chimique : le démantèlement de l’arsenal chimique de la Syrie. C’est comme si un tribunal ordonnait à un criminel jugé pour un meurtre de rendre l’arme du crime contre lequel il sera libéré ! - La position de puissances occidentales a «évolué» depuis cinq ans, considérant que la menace prioritaire c’est Daech qu’il faudra d’abord éliminer. Qu’en pensez-vous ? Effectivement, Daech est un allié objectif inattendu du régime syrien et ses soutiens. C’est un danger qui détourne les regards des atrocités commises contre la population civile. Même si toutes les organisations internationales soulignent le fait que plus que 90% des victimes civiles en Syrie sont les résultats des frappes du régime et de ses alliés, certains parmi ceux que j’appelle les «pavloviens» veulent attribuer cela seulement aux terroristes de Daech. Il n’est pas anodin que pendant que le monde se préoccupait de la situation catastrophique à Alep, Daech avait réussi avec 200 combattants à chasser 6000 membres de l’armée syrienne et plusieurs centaines d’experts russes de Palmyre. Comme par hasard, les regards ont été détournés d’Alep vers Palmyre. Pour certains décideurs européens aussi, la priorité actuellement est Daech. L’équation russe donne ses fruits. - Par son attitude, la communauté internationale ne s’est-elle pas rendue complice du massacre du peuple syrien ? Complètement. Notamment ceux qui ont prétendu être les «amis du peuple syrien». Ainsi, tous les acteurs régionaux et internationaux qui ont exploité la tuerie syrienne pour entamer une guerre par procuration dans le seul but de promouvoir leurs intérêts. Six ans de mensonges et de fausses promesses. Très peu d’efforts, même diplomatiques, pour arrêter la tuerie. La Responsabilité de protéger (RTP) est une règle universelle nouvelle qui a été lancée au milieu des années 2000, mais qui a été oubliée dans le traitement de la tuerie syrienne. De plus, l’ONU s’est contentée de jouer le rôle du témoin impuissant et l’Union européenne d’une ONG internationale qui limite son rôle à l’aide humanitaire. Les Etat-Unis, et pour plusieurs raisons, ont légué le dossier syrien à Moscou depuis longtemps. Malgré cela, il y a toujours des gauchistes ou nationalistes arabes qui continuent à crier au complot américain contre le régime «progressiste» et «laïque» de Damas. C’est un aveuglement intraitable. Il se développe en une nouvelle forme de négationnisme qui réfute toute réalité sur les centaines de milliers de morts. Des pseudo-intellectuels arabes se félicitent du «nettoyage» effectué par Poutine à Alep. - Vue de l’extérieur, l’opposition au régime de Bachar Al Assad n’est constituée que d’organisations islamistes radicales et de terroristes. Est-ce vrai ? C’est faux dans l’absolu. Une simple lecture, non partisane, du développement politique de la Syrie depuis les années 1970 montre la nature réelle de l’ensemble des composantes de l’opposition syrienne. Le mouvement islamiste en fait partie à côté des partis de la gauche, des nationalistes et des libéraux. Cette composante hétérogène avait réussi dans les années 2000 à produire un document politique rassembleur : La déclaration de Damas pour le changement démocratique. Pour ce qui est de la radicalisation, elle s’est développée au fur et à mesure durant les années de la crise syrienne. C’est une conséquence presque naturelle d’une répression méthodique accompagnée par une indifférence mondiale phénoménale. S’ajoute à cela le discours confessionnel qui a été encouragé afin de présenter la guerre contre les civils comme étant une guerre civile. Quand des djihadistes chiites revendiquent Alep comme étant une ville chiite et qu’ils mènent leurs offensives au nom du Mahdi l’attendu, il ne faut pas s’étonner d’une radicalisation grimpante en face. Les deux organisations terroristes que sont Daech et Al Nosra ne font pas partie de l’opposition syrienne. Elles ont des projets étrangers aux revendications adoptées par l’opposition et elles s’attaquent principalement à celle-ci avant de représenter un danger à l’égard du régime. La faute grave de certains opposants syriens c’était de tolérer la présence d’ Al Nosra à un moment, en pensant qu’elle servira les intérêts de la révolution. Un pari dévastateur dont la responsabilité incombera à ses détenteurs jusqu’à la fin de leurs jours. - Ne pensez-vous pas que les islamistes extrémistes ont confisqué la révolution syrienne qui était à ses débuts démocratique et pacifique ? Le repli religieux était presque inévitable. Cependant, il est à rappeler que les éléments modérés et pacifiques du soulèvement ont été des cibles prioritaires : tués, emprisonnés ou exilés. En parallèle à ce travail systématique de priver la contestation de sa composante civile et démocratique, plusieurs centaines de radicaux qui ont été déjà «utilisés» en Irak par le régime lui-même dans les années 2000 ont été libérés de la prison de Saidnaya au début du soulèvement. Parmi eux, les membres les plus actifs actuellement dans les deux organisations terroristes Daech et Al Nosra. - Que devient l’opposition démocratique ? Elle est le reflet d’une société fragmentée et divisée après plusieurs décennies de privation d’expression publique et de la pratique politique. Le soutien, si soutien il y a, a été concentré sur les composantes radicales de l’opposition syrienne. Il est nécessaire que l’opposition fasse son autocritique, car le seul fait qu’elle ne possède pas d’expérience ne la prive pas de la responsabilité dans la mauvaise gestion du dossier politique. Il lui faudra une vision inclusive et réalisable ; ainsi, il faudra développer son indépendance face aux acteurs régionaux et internationaux qui ont contribué à l’affaiblir et à réduire sa crédibilité. Les démocrates n’ont été soutenus par personne ou presque. A l’instar de la guerre d’Espagne, où les Républicains, après avoir été abandonnés par les démocrates européens, se sont tournés vers Staline qui les a instrumentalisés, divisés et amenés à leur perte. L’histoire de la guerre d’Espagne est pleine de similitudes avec la tuerie syrienne. Nous aurions besoin d’un George Orwell nouveau pour la raconter. - Comment voyez-vous l’avenir de la Syrie après cinq années de tragédie ? Tout dépendra de la fin de cette tuerie. La forme de la solution dessinera le futur. Je ne suis pas très optimiste et je crains que les fissures confessionnelles, ethniques et économiques au sein de la société se soient développées d’une manière incurable à court terme. Il faudra un nouveau contrat social qui s’appuiera sur la citoyenneté. Deux conditions inexistantes actuellement, puisque l’oppresseur se considère comme vainqueur. Il n’y a aucun vainqueur dans cette tuerie. Tous les Syriens ont perdu et continueront à perdre s’ils n’arrivent pas à en finir avec la tyrannie dans ses différentes versions, politiques et religieuses. (*) Cet entretien a été réalisé avant l’entrée en vigueur du cessez-le-feu.

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