L’ouverture du dossier de la décennie noire — avec notamment les témoignages de Nezzar et l’offensive médiatique des anciens dirigeants du parti dissous — indique bien que l’interpellation du jeune chanteur n’est pas un fait isolé. Le régime collectionne les atteintes aux libertés. Ses professions de foi en faveur de la consécration des libertés et des droits de l’homme dans le pays, comme proclamé une fois de plus dans le projet de révision constitutionnelle, sont vite démenties sur le terrain. Ce fossé séparant le discours politique de la réalité s’est, une fois de plus, vérifié ce week-end à travers l’interpellation à Alger d’un jeune chanteur qui offrait gracieusement aux passants algérois sa voix et son talent de mélomane, mais aussi ses rêves d’artiste et de jeune aimant la vie et chantant la joie de vivre. Les policiers qui l’ont conduit au commissariat sous prétexte de mendicité dans la rue et leurs supérieurs hiérarchiques - qui ont pris la grave décision d’interpeller le chanteur accusé d’un délit qui n’existe que dans l’esprit de ceux qui ont donné l’ordre de sévir contre ce jeune rossignol - ne partagent apparemment pas ce goût pour la musique. Dans quel pays exige-t-on des artistes des autorisations administratives pour se produire dans des espaces publics ? Si les artistes dans toutes les disciplines qui animent les rues et sites touristiques des grandes capitales européennes étaient sommés de demander un quitus de l’administration pour aller à la rencontre du public, on aurait tué l’art et la création dans ces pays des Lumières. Les artistes sont, par définition, des personnes libres et libérées de toutes entraves, qu’elles soient administratives ou politiques. La vérité, c’est que dans des pays fermés à l’expression libre comme le nôtre, le chanteur, l’artiste, le créateur, le libre-penseur de manière générale sont perçus par les régimes en place comme des agents subversifs, des objecteurs de conscience qui doivent être surveillés de près. Pour preuve, tous ces artistes algériens qui ne manquent ni de talent ni de patriotisme mais sont pourtant interdits dans les médias lourds officiels parce que n’ayant pas fait allégeance au système. C’est l’histoire qui s’écrit de nouveau à rebours. Hier, durant la décennie noire, les artistes et les hommes du savoir et de la connaissance étaient froidement assassinés par les intégristes pour les idées de modernité et de liberté qu’ils portaient. Aujourd’hui, on cherche à les faire taire par la menace et le recours à l’emprisonnement, comme on l’a vu avec les affaires du jeune blogueur et du chanteur interpellé cette semaine à Alger. Quel est donc ce pouvoir terrible dont pourrait disposer un chanteur qui n’a pour seule arme que sa voix et son instrument de musique pour faire trembler le système et représenter un trouble à l’ordre public ? Deux explications à cela. La première, c’est que cette réaction musclée des autorités pourrait bien s’expliquer par la crainte que l’initiative du jeune chanteur ne fasse boule de neige auprès d’autres artistes qui viendraient, nombreux, investir les espaces publics en dehors des carcans officiels. Le contact direct des créateurs libres avec la population fait peur au pouvoir. Surtout dans la conjoncture actuelle où l’opposition menace de recourir à la rue pour faire plier le pouvoir et l’amener à engager des réformes démocratiques. La seconde hypothèse, qui est tout aussi plausible, est qu’en décrétant hors-la-loi la culture non encadrée dans la rue, le pouvoir a voulu donner des gages aux islamistes qui ont le vent en poupe ces derniers mois. L’ouverture du dossier de la décennie noire - avec notamment les témoignages de Nezzar et l’offensive médiatique des anciens dirigeants du parti dissous - indique bien que l’interpellation du jeune chanteur n’est pas un fait isolé ; il s’inscrit dans une problématique politique générale qui montre bien que la question du projet de société de l’Algérie fait toujours débat et polémique. Les forces conservatrices, que l’on croyait condamnées par l’histoire et le peuple, sont de retour... si toutefois elles ont un jour quitté la scène. La société algérienne n’a plus les moyens de résistance pour empêcher le retour au passé avec une société civile démobilisée, cassée. On peut toujours se consoler avec ces images presque surréalistes de jeunes chanteurs qui ont investi la rue Didouche Mourad au rythme de la musique et des chansons d’ici et du monde, au grand bonheur des Algérois et cela en signe de solidarité avec leur collègue interpellé par la police.
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El Watan