«Les experts n’ont pas donné de certitudes»

Jeudi le juge antiterroriste Marc Trévidic, qui change de fonction à la fin août, a réuni les familles des moines de Tibhirine en présence des experts qui avaient fait le voyage avec lui en Algérie, en octobre 2014 (lire notre édition de vendredi 3 juillet). Ils lèvent un doute sur la version officielle depuis 1996, en particulier sur la date effective de l’assassinat des religieux et le mode opératoire, les moines ayant été décapités post mortem. L’avocat Patrick Baudouin a fait avec nous le tour des premières conclusions bien qu’incomplètes. Propos recueillis par Walid Mebarek Quel était l’état d’esprit des familles après le rapport des experts sur la mort des moines ? Les familles craignaient que les experts ne parviennent à aucune conclusion car, comme vous le savez, ils n’ont pas pu revenir avec les prélèvements  effectués en octobre. En réalité, les experts ont pu tout de même faire une grande partie du travail avec les constats visuels, les photos et les radios. Ces premiers résultats donnent aux familles des indications sur les conditions dans lesquelles les moines ont été exécutés. Dans toute affaire pénale, il y a toujours  deux éléments essentiels. Le premier est de savoir comment une victime a été assassinée, de quelle manière. Et le deuxième est la date du crime. C’est la base de toute  procédure. Sur le premier point, il y a des progrès. Les experts disent que pour trois victimes, comme il y avait des vertèbres, on peut conclure avec une forte probabilité à un égorgement. Pour les sept, il y a une décapitation qui est certainement post mortem. Il reste un élément pour lequel les  experts n’ont pas pu conclure de façon certaine, très important à nos yeux : la date de la mort. Sur ce point, ils sont à peu près convaincus que la mort ne daterait pas du 20 mai, car l’état de décomposition des têtes qu’ils ont vues sur les photos prises au 30 mai 1996 laisse entendre que la mort est antérieure. En disposant des prélèvements, on aurait plus de possibilités de dater la mort. Justement, aujourd’hui peut-on tirer des conclusions à partir de ce qu’ont rapporté les experts, sachant qu’un certain nombre d’éléments sont à Alger et non en leur possession ? Les experts n’ont pas donné  de certitudes. Ils pensent qu’il y a une probabilité très forte pour que la mort soit antérieure mais pour corroborer, il fallait qu’ils disposent des prélèvements. C’est ce que les familles demandent. Elles sont outrées qu’on prive les experts français de la possibilité d’aller jusqu’au bout de leurs analyses. Elles disent  que des preuves existent et qu’on peut avoir aujourd’hui scientifiquement une certitude sur la date de la mort. Soit les prélèvements confirmeront ce que les  experts avancent, soit au contraire  que la mort aurait lieu le 21 mai 1996. Pourquoi  refuse-t-on aux experts français d’aller au bout ? Pour les familles,  il y a une instruction ouverte en France depuis onze ans ? En Algérie il n’y avait jamais rien eu, pas d’autopsie pratiquée et une instruction finalement ouverte il y a trois ans. C’est un peu suspect, car il n’y avait rien eu avant et, c’est lorsque le juge Trévidic lance une commission rogatoire, qu’en Algérie on ouvre une instruction. Les familles sont un peu méfiantes, à juste titre me semble-t-il, là-dessus. Elles disent que ce sont des Français qui ont été tués en Algérie. Si cela avait été des Algériens tués en France, on aurait ouvert les portes à des juges algériens, c’est évident. Alors pourquoi cette rétention à Alger. Contrairement à ce que les agences de presse, les journaux et les médias français rapportaient hier, peut-on conclure à partir du rapport des experts sur la question de qui a tué les moines ? Non, et j’ai répondu à la télé et la radio. On n’a pas la réponse. Simplement, ce que nous avons dit,  ce que j’ai dit en tout cas, c’est qu’évidemment les experts dans leur conclusion estiment qu’il y a vraisemblance pour que la mort remonte à fin avril. Ils ne disent rien d’autre. Moi, ce que je dis, c’est que si la date est le 26 avril, comme l’affirme un témoin, cela devient à charge pour les autorités algériennes qui ont toujours avancé qu’il fallait avaliser le communiqué du GIA du 21 mai. Or, si la mort est du 26 avril, on ne fera croire à personne que les autorités algériennes ne le savent pas. Lorsqu’ils ont eu les têtes le 30 mai, - on n’a jamais eu d’autopsie -, n’importe quel médecin légiste pouvait voir qu’à ce moment-là l’état de décomposition des têtes faisait remonter la mort  à trois ou quatre semaines. Si cette version est confirmée, cela ne dit pas qui a tué, bien sûr que non, mais cela met à mon sens terriblement en difficulté la version officielle, c’est tout ce qu’on peut dire. Il est important de savoir si c’est une hypothèse, ou une certitude. Pour le juge Trévidic, on a eu l’impression que c’est un baroud d’honneur avec les familles et qu’on ne sait pas trop ce qui va se passer. Quel est votre sentiment là-dessus ? Tout dépend du juge qui va le remplacer. Il y a des gens difficilement remplaçables, contrairement à l’adage que nul n’est irremplaçable. Trévidic a d’énormes qualités intellectuelles, humaines, d’indépendance,  assez rare dans ce milieu. Mais ce n’est pas  le chant du cygne. Pour nous, on voit cela comme un nouveau début parce qu’on a obtenu des résultats. Ils ne sont pas complets et c’est là le problème. On espère pouvoir obtenir une autopsie complète ensuite il restera beaucoup de travail. Notamment les auditions que le juge n’a pas pu faire et les magistrats devaient réaliser, contrairement aux promesses faites. On nous  avait promis les procès-verbaux d’audition, on n’a rien. Le juge  Trévidic s’est étonné de cette absence de coopération. Moi j’ai ouvert les portes au juge algérien qui voulait entendre des témoins comme Marchiani. Cela dans le cadre d’une réciprocité égale. Pourquoi nous on nous refuse tout ? C’est le fond du problème. La partie algérienne a ouvert une commission rogatoire en avril 2015. Et il n’y a  rien de nouveau de ce côté-là ? Non, rien ! Le juge a multiplié les démarches. Moi je suis intervenu à plusieurs reprises auprès du président Hollande en juin dernier encore avant son départ pour Alger. Il a évoqué la question avec le président Bouteflika et le Premier ministre Sellal. Je le sais par son conseiller. La réponse est oui, il va y avoir coopération des justices et entre les juges entre eux. On nous dit ça depuis le début et ce n’est pas le cas. C’est ce qu’on souhaite, l’entraide judiciaire et la réciprocité dans l’échange. La dernière demande en date provient du juge algérien qui lançait une commission rogatoire et demandait les ADN des membres des familles de moines. Ce à quoi le juge Trévidic a répondu qu’une fois satisfaite ma commission rogatoire qui date de décembre 2011, il répondrait à celle, des juges algériens d’avril 2015. Sinon, c’est une partie de dupes. Les ADN c’est pour vérifier que les têtes sont bien celles des moines. C’est une autre incertitude ? Ce n’est pas une absolue certitude. Il semble que ce soit sûr pour cinq des têtes qui avaient été reconnues par le père Armand Veilleux, supérieur des trappistes, en 1996. On voit aujourd’hui que les têtes exhumées à Tibhirine sont bien celles-là. Pour deux autres  c’est plus délicat. Aujourd’hui avec l’exploitation des prélèvements restés, à Alger on saurait. Le départ du juge Trévidic au bout de dix ans était-il inévitable ? Tous les juges d’instruction au bout de dix ans doivent changer d’affectation. Si certains pensent qu’on l’écarte à cause de l’affaire Tibhirine ou l’affaire Karachi que suit aussi le juge, ils se trompent ? Il n’est pas écarté, c’est la règle et cela sera la même chose pour d’autres juges du pôle antiterroriste qui sont là depuis un certain temps qui partiront au bout de dix ans.

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